Dans un monde où l’intelligence artificielle révolutionne tous les secteurs, le droit de la propriété intellectuelle se trouve confronté à des questions inédites. Entre créations générées par des machines et algorithmes brevetables, les frontières juridiques traditionnelles s’effacent, appelant à une refonte urgente de nos cadres légaux.
L’IA comme créateur : un bouleversement du droit d’auteur
L’émergence de l’intelligence artificielle comme outil de création artistique et littéraire soulève des interrogations fondamentales sur la notion d’auteur. Traditionnellement, le droit d’auteur protège les œuvres de l’esprit créées par des personnes physiques. Or, que se passe-t-il lorsqu’une IA génère un tableau, une musique ou un texte de manière autonome ?
La question de l’attribution des droits d’auteur pour ces créations générées par l’IA divise les experts. Certains argumentent que l’IA n’étant pas une personne juridique, elle ne peut être considérée comme auteur. D’autres proposent d’attribuer ces droits au créateur de l’IA ou à l’utilisateur qui a paramétré l’algorithme. Cette problématique a déjà fait l’objet de décisions judiciaires, comme dans l’affaire Naruto v. Slater aux États-Unis, où un tribunal a statué qu’un singe ne pouvait pas détenir de droits d’auteur sur un selfie qu’il avait pris.
Face à ces enjeux, plusieurs pays envisagent des réformes législatives. Le Royaume-Uni, par exemple, a introduit une disposition spécifique dans son Copyright, Designs and Patents Act pour les œuvres générées par ordinateur. Cette approche pourrait servir de modèle pour d’autres juridictions cherchant à adapter leur droit d’auteur à l’ère de l’IA.
Brevets et IA : repenser l’inventivité
Dans le domaine des brevets, l’IA soulève des questions tout aussi complexes. Le système des brevets repose sur la notion d’inventeur, traditionnellement une personne physique capable de concevoir une invention. L’arrivée de systèmes d’IA capables de générer des innovations de manière autonome remet en question ce paradigme.
La controverse autour du cas DABUS illustre parfaitement ce dilemme. DABUS, une IA créée par le Dr Stephen Thaler, a été désignée comme inventeur dans des demandes de brevet déposées dans plusieurs pays. Ces demandes ont été rejetées par de nombreux offices de brevets, dont l’Office européen des brevets (OEB) et l’United States Patent and Trademark Office (USPTO), au motif qu’un inventeur doit être une personne physique.
Ces décisions ont suscité un débat intense sur la nécessité de moderniser le droit des brevets. Certains experts plaident pour une reconnaissance de l’IA comme inventeur, arguant que cela encouragerait l’innovation et refléterait mieux la réalité technologique actuelle. D’autres craignent que cela ne conduise à une prolifération de brevets difficiles à contester et ne bénéficie principalement aux grandes entreprises technologiques.
Protection des algorithmes : entre secret commercial et brevet
La protection des algorithmes d’IA eux-mêmes pose un défi particulier. Ces algorithmes, souvent au cœur de la valeur d’une entreprise technologique, ne rentrent pas toujours facilement dans les catégories existantes de la propriété intellectuelle.
Le secret commercial est souvent privilégié pour protéger les algorithmes d’IA, car il permet de garder confidentielles les méthodes et les données utilisées. Cette approche a été adoptée par des géants comme Google et Facebook pour protéger leurs algorithmes de recommandation et de classement.
Toutefois, la protection par brevet reste une option pour certains aspects des systèmes d’IA, notamment les méthodes d’apprentissage ou les architectures de réseaux neuronaux. Le défi réside dans la formulation de revendications suffisamment précises pour être brevetables, tout en étant assez larges pour offrir une protection significative.
Données d’entraînement : un enjeu majeur de propriété intellectuelle
L’accès et l’utilisation des données d’entraînement pour les systèmes d’IA soulèvent des questions cruciales de propriété intellectuelle. Ces vastes ensembles de données, essentiels pour développer des IA performantes, peuvent contenir des œuvres protégées par le droit d’auteur ou des informations confidentielles.
La jurisprudence sur l’utilisation équitable (fair use) aux États-Unis et l’exception de fouille de textes et de données en Europe offrent certaines pistes pour l’utilisation de données protégées dans le cadre de l’entraînement d’IA. Néanmoins, ces exceptions restent limitées et leur application à l’IA fait l’objet de débats.
Des cas comme la plainte de Getty Images contre Stability AI pour l’utilisation présumée non autorisée d’images dans l’entraînement de modèles d’IA générative illustrent les tensions juridiques dans ce domaine. Ces litiges pourraient façonner l’avenir de l’accès aux données pour le développement de l’IA.
Vers un nouveau cadre juridique pour l’IA et la propriété intellectuelle
Face à ces défis, de nombreux experts appellent à une refonte du droit de la propriété intellectuelle pour l’adapter à l’ère de l’IA. Certaines propositions incluent la création d’un nouveau type de droit sui generis pour les créations générées par l’IA, similaire à ce qui existe pour les bases de données en Europe.
D’autres suggèrent une approche plus nuancée, adaptant les cadres existants tout en préservant les principes fondamentaux de la propriété intellectuelle. Cela pourrait impliquer une redéfinition des notions d’auteur et d’inventeur pour inclure les systèmes d’IA sous certaines conditions, ou la création de nouvelles exceptions pour l’utilisation de données protégées dans le développement de l’IA.
Au niveau international, des organisations comme l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (OMPI) mènent des consultations pour harmoniser les approches entre les pays. Ces efforts sont cruciaux pour éviter la fragmentation juridique et assurer un cadre cohérent pour l’innovation en IA à l’échelle mondiale.
L’intersection entre l’IA et la propriété intellectuelle représente un défi juridique majeur du 21e siècle. Les décisions prises aujourd’hui façonneront non seulement l’avenir de l’innovation technologique, mais aussi la manière dont nous concevons la créativité et l’inventivité humaines face à des machines de plus en plus autonomes. Une approche équilibrée, préservant les incitations à l’innovation tout en s’adaptant aux réalités de l’IA, sera cruciale pour naviguer dans ce nouveau paysage juridique.